Interview intégrale de Anselm Grün

Simone : Père Anselm, vous êtes moine Bénédictin. Comment est-ce que la règle bénédictine structure votre vie ?

Anselm : Les Bénédictins sont les héritiers de Benoît de Nursie qui a vécu entre 480 et 547. A l’époque, d’autres monastères existaient déjà, mais Benoît a rédigé une nouvelle règle monastique d’une grande sagesse qui fixe la vie quotidienne : le réveil, les prières, les repas et le travail. Benoît priait 7 fois par jour et même durant la nuit. Dans notre monastère, à Münsterschwarzach en Bavière, nous n’avons plus que 5 prières dans la journée. Je pense que c’est un rythme très important. Nous nous levons tôt pour profiter de la qualité du matin. Et CG Jung, le psychanalyste suisse a souligné l’importance du rythme. Il pensait que travailler avec un rythme bien étbli permet d’être plus efficace.
Notre travail quotidien est interrompu par les prières. Ce qu’il faut comprendre, c’est que la règle bénédictine ne met pas le travail au centre de la vie. Par les interruptions régulières, la règle bénédictine nous rappelle chaque jour que Dieu est le centre de notre vie et aussi de notre travail. C’est en quelque sorte notre défi de mettre Dieu toujours au coeur de nos vies. J’ai aussi réalisé à quel point ce rythme de prière et de travail est important pour moi. Les trois premières heures de la journée se passent en silence: la méditation, la prière. Et j’en ai besoin pour me connecter à ma source intérieure.
Après le déjeuner, je fais une petite sieste. Et quand je sors de mon travail dans l’administration vers 17h, et que je me sens fatigué, je m’accorde 10- 15 minutes pour me reposer. Sentir mon corps, me dire que j’ai été au service de Dieu et des hommes, cela me fait du bien. Cette petite pause me permet de récupérer pour mieux continuer après.
Avec tout cela, je suis à l’écoute de mon corps, et je respecte mon bio-rythme. Quand je suis fatigué, je ne force pas, je ne cherche pas à rester éveillé en buvant du café. Je m’accorde des des pauses pendant lesquelles je ne fais rien du tout. Et après le repos, l’envie de faire des choses revient tout naturellement. Je pense que c’est ça le secret : je ne me mets pas la pression. Je ne suis pas un perfectionniste. Je laisse les choses se faire naturellement, sans stress.

Simone : C’est quand même un rythme assez fatiguant…

Anselm : Se lever à 4h40 tous les jours, ce n’est pas quelque chose que l’on réussit à faire comme une routine vide de sens. Pour nous, en tant que moins, il est important que nous sachons pourquoi nous le faisons. Et ça arrive aussi que parfois, on se sent vide à l’intérieur, on n’a pas envie de se lever. Quand ça arrive, je me demande d’où vient ce vide, pourquoi je n’ai pas envie. Je pense que le rythme de la règle bénédictine nous oblige à nous confronter à nous-mêmes. Lorsqu’on vit en communauté, on ne peut pas vivre égoïstement, comme on le souhaite. Il faut apprendre à s’adapter à l’Autre. Et de cette manière, la communauté nous confronte aussi avec nos propres côtés sombres.

Simone : Vous êtes le moine le plus connu Outre-Rhin, une vraie célébrité. Comment réagissent vos confrères à Münsterschwarzach vis-à-vis de cette popularité ?

Anselm : Quand j’ai commencé mes conférences, c’est vrai que ça a posé quelques problèmes. Mes conférences, c’était un peu exceptionnel, car les autres frères n’en donnent pas autant. Certains croyaient que c’était la belle vie pour moi, de pouvoir sortir si souvent du monastère et tout … Mais avec le temps, ils ont fini par réaliser que c’est aussi très fatiguant. Et ils ont compris que j’apporte beaucoup d’argent au monastère avec cette activité. Plus que les autres. Donc, maintenant, mes frères me portent. Et certains sont même très fiers quand ils partent en vacances parce que notre monastère est devenu connu grâce à moi en quelque sorte. Mais bien entendu, s’il y a de la jalousie … c’est une question un peu plus complexe, car personne ne l’exprime de manière directe, mais je pense que certainement, il y a un peu de jalousie quelque part, même si ce n’est pas de manière consciente …

Simone : Et vous, comment vous sentez-vous par rapport à vos confrères ?

Anselm : J’observe les autres, et j’avoue que parfois, je me dis que certains frères pourraient peut-être faire un peu plus. Mais je suis heureux que ma vie est en mouvement, telle qu’elle est. Je constate aussi que certains frères qui ont une vie un peu plus tranquille et qui sont peut-être plus occupés par eux-mêmes sont parfois en moins bonne forme physique que moi. Pour moi, la vie est comblée quand elle est féconde, quand elle est fluide … et non quand elle stagne.

Simone : Vous êtes aussi un thérapeute – le terme que vous utilisez c’est « soigneur de l’âme ». Qu’est ce que cela signifie vraiment ?

Anselm : Prendre soin de l’âme cela veut dire que j’essaie de percevoir ce qui émeut les gens. De quoi ils souffrent. Je me demande dans un premier temps quelle est leur image de Dieu ? Car soigner l’âme, c’est avant tout un travail sur l’image de Dieu et sur l’image que nous avons de nous-mêmes. Les deux sont liées pour moi. Lorsqu’une personne a une image négative d’elle-même, elle a une image négative de Dieu et vice versa. Donc l’image que nous avons de Dieu est importante.
Ensuite, je cherche à comprendre leur désir profond. Et je cherche les blocages. Il y a un conte qui illustre ma pensée : un jeune homme est renvoyé par sa famille, car il parle la langue des chiens aboyants, et son père lui dit qu’il ne sert à rien. Le jeune homme se met alors à parcourir le monde, et au cours de son voyage, il doit affronter des épreuves. Un soir, il ne trouve pour y dormir qu’une tour habitée par une meute de chiens sauvages. La tour a été abandonnée par les personnes qui habitent cette région à cause des chiens qui aboient dès que quelqu’un s’approche. Mais n’ayant d’autre endroit, le jeune homme décide d’y passer la nuit. Aussitôt, les chiens sauvages se mettent à aboyer férocement. Mais au lieu d’avoir peur, le jeune homme comprend leur aboiement, puisqu’il parle leur langue. Et en aboyant, les chiens lui révèlent qu’ils sont si sauvages parce qu’ils gardent un trésor.
Ceci est pour moi une métaphore importante : là où est le plus grand problème d’une personne se cache bien souvent aussi son trésor le plus cher.
Ces problèmes, ce sont souvent des agressions, de l’agacement, de la jalousie – des émotions qui nous servent de prétexte pour ne pas nous connecter à notre trésor. Le bon chemin pour moi, c’est de se connecter à son trésor intérieur en traversant toutes ces émotions négatives.
Chaque fois que quelqu’un me consulte pour des problèmes, je lui propose quelque chose de très concret. Ce qui revient souvent alors, c’est que la personne me rétorque alors qu’il n’a pas le temps, qu’il ne peut pas faire l’effort pour améliorer sa vie. Je lui demande alors de faire un plan détaillé de leur emploi de temps sur une semaine. Que font-il du lundi au dimanche ? Et puis, je regarde le plan avec lui, et je regarde s’il vit vraiment sa propre vie, ou si a vie lui est imposée. Est ce qu’il y a un moment dans la semaine qui pourrait être dédié à faire vivre sa spiritualité?
A mon avis, nous avons tous besoin de rituels, le matin et le soir. Des rituels très concrets. Cela nous aide à regarder comment nous vivons notre vie. Est ce que notre vie nous est imposée, ou est ce que nous pouvons la gérer nous-mêmes, nous accorder du temps pour faire silence, pour méditer et pour créer.

Simone : Comment est ce que vous avez commencé à vous intéresser à la psychologie ?

Anselm : Cela a commencé par une grave crise que j’ai traversé à la fin de mes études, lorsque j’ai rédigé ma thèse. Ecrire une thèse, c’est un travail tout à fait artificiel, purement intellectuel – on s’enferme dans l’écriture et dans la lecture. Dans cette crise, j’ai été confronté à mes émotions profondes. Et les œuvres de comte Durckheim et de CG Jung m’ont beaucoup aidé à surmonter mes difficultés. Surtout Jung m’a fasciné, parce qu’il considère la religion de manière positive. Plus tard, j’ai trouvé de l’aide dans la psychologie trans-personnelle et dans les écrits des pères du désert.
De là est née une une image importante que j’utilise souvent dans mes livres : notre endroit intérieur. Il ne s’agit pas de tout maîtriser, ni ma culpabilité, ni mes angoisses ou ma jalousie. Mais il est important de tout vivre, de traverser ces émotions.
Il faut aller au fond de nous-mêmes, là où les émotions ne peuvent pas rentrer. Dans cet endroit où chacun de nous est indemne, intact, sans culpabilité. Cette image est importante pour moi.
Parce que je vois que beaucoup de gens se tourmentent, ils se sentent sans cesse blessés par les autres. L’on ne peut pas éradiquer la sensibilité, il n’y a pas de carapace qui nous protègerait – car si l’on essaie de se protéger avec une carapace, on risquerait de ne plus rien sentir du tout, de ne plus se percevoir ni de percevoir l’autre. Ce cheminement est important pour moi, et je le propose aussi à tous ceux qui viennent me voir.

Simone : Et quels sont les problèmes les plus typiques que vous rencontrez chez les gens ?

Anselm : Effectivement, il y a certains problèmes que l’on peut appeler typiques, des choses dont on me parle de manière récurrente. Ce sont souvent les problèmes de relations. C’est parfois assez fatiguant d’entendre toujours la même chose, parce que je réalise qu’il n’y a pas d’issue. Je n’entends qu’un côté, et non pas l’autre.
Du coup, je dois prendre soin de moi également, pour ne pas me laisser atteindre de ces problèmes. Je peux essayer d’aider au mieux ceux qui viennent me voir, mais en même temps, je dois aussi me protéger. Et souvent, les personnes qui me consultent ont des attentes exagérées. Ils croient que je pourrai résoudre tous leurs problèmes. Des parents qui m’écrivent que leur fils refuse toutes les thérapies, mais qu’avec moi, il accepterait … Ces genre de choses sont bien sûr flatteuses au début, mais j’ai fini par réaliser que ce n’est pas très réaliste. Aujourd’hui, je dois renoncer à ce genre d’accompagnement, je n’ai plus le temps.

Simone : C’est peut-être une des raisons pour lesquelles vous écrivez vos livres également … pour pouvoir aider les personnes qui ont besoin d’un soutien ?

Anselm : Oui, tout à fait. Mes premiers livres étaient une tentative de traduire le monachisme dans une langue contemporaine, en utilisant la psychologie. Au tout début, mes livres étaient destinés à des religieux ou des chrétiens bénévoles engagés dans leurs paroisses. Puis, un jour, la maison d’édition Herder m’a demandé d’écrire un livre sur 50 anges qui nous accompagnent au cours de l’année. Je me suis dit que j’allais essayer, et jusqu’à aujourd’hui, ce livre a été vendu à plus d’un million de lecteurs. Et avec ce livre, j’ai évidemment touché des personnes que jamais je n’aurais pu toucher autrement. Ce fut en 1996. Et à partir de là, tout a explosé. Avant, j’écrivais 2 livres par an, maintenant j’en écris beaucoup plus, avec des maisons d’édition différentes : Herder, Kreuzverlag … Des livres qui ne touchent pas que des lecteurs chrétiens, mais aussi ceux qui se sentent bien loin de l’église, qui ne croient en aucune religion. Je suis heureux que de cette manière, beaucoup de gens en quête spirituelle, même s’ils sont loin de l’église, lisent mes livres. Et ils me disent qu’ils s’y retrouvent. Pourquoi ? C’est difficile à dire … Souvent, ils me disent – et je considère cela comme un compliment – qu’ils auraient pu écrire la même chose. Que je traduis leurs pensées. Cela me réjouit quand les gens se reconnaissent dans mes livres, parce que j’écris simplement ce que je sens, et ce que je ressens chez les autres.

Simone : Et combien de livres écrivez-vous donc par an ?

Anselm : Oh, je ne compte pas, mais ça doit être entre 5 ou 10 par an … mais il y a beaucoup de petits livres là-dedans. Des grands livres, j’en écris peut-être 3 par an. Mais leur nombre augmente constamment.

Simone : Et d’où viennent les idées pour vos livres ?

Anselm : Je lis tous les jours, et l’écriture me garde vivant. Quand je commence un livre, je n’en ai pas encore le plan. J’ai une thématique qui m’intéresse et j’écris tout ce qui me vient à l’esprit. Puis je lis, et ces thématiques reviennent curieusement dans mes discussions avec les gens.
Au début, lorsque j’ai commencé à écrire, je ne pensais pas du tout qu’un jour, j’allais avoir autant de succès. Je réalise que mes pensées ont un impact sur la société et même sur l’église, que mes livres touchent des gens. Mais j’avoue que l’écriture n’a pas que de bons côtés. Quelques-uns n’aiment pas ce que j’écris, et parfois je reçois aussi des lettres d’insultes. Mais au fond, je ressens une énorme gratitude de pouvoir toucher autant de gens avec ce que je fais. Et je me sens responsable de mes lecteurs.  
Puis, c’est aussi une source de satisfaction pour moi que je gagne de l’argent pour le monastère. Je dis toujours : l’argent doit servir aux hommes. Et je suis content que l’argent de mes livres nous aide à améliorer les choses ici, faire des travaux à l’école par exemple. Le luxe, ça ne me tente pas du tout. M’acheter une maison ou quelques chose dans ce genre, je n’y ai jamais pensé. Pendant mes vacances, j’aime savourer la vie – mais de là à aller dans un hôtel de luxe, ça ne me viendrait jamais à l’esprit.

Simone : Et le luxe pour vous, c’est quoi alors ?

Anselm : Pour moi, le luxe, c’est d’avoir enfin un bon lecteur de CD dans ma voiture. Avant, j’ai été obligé de bidouiller avec la radio, avoir un lecteur de CD, ça me change la vie! Pour ma cellule dans le monastère, mes frères et sœurs m’ont offert une chaîne et un casque de bonne qualité pour que je puisse écouter de la musique quand je veux. Le vrai luxe pour moi, c’est ça: pouvoir écouter de la musique dans de telles conditions.

Simone : Et combien d’argent dépensez-vous pour vous-même ?

Anselm : Je n’ai pas vraiment besoin d’argent pour moi-même. Quand je n’ai plus de dentifrice ou de gel douche, je demande à notre frère concierge s’il peut m’en donner. Je ne m’achète jamais rien. Sauf le cappuccino, peut-être … Quand je me rends en voiture à mes conférences, j’aime m’arrêter pour boire un cappuccino en route. Mais depuis que ma secrétaire a avisé les organisateurs des conférences, il y a souvent un cappuccino qui m’attend à l’arrivée. Et du coup, je n’ai plus besoin de m’arrêter en route. Pour l’essence … ma voiture en consomme très peu, et je peux prendre de l’essence ici au monastère. Et l’argent de poche … hm, en réalité, je n’ai besoin de rien. J’ai toujours 100 euros dans mon portefeuille, histoire d’avoir quelque chose en cas de pépin. Mais je ne demande jamais de l’argent à notre caisse au monastère.

Simone : Et le bonheur, pour vous, c’est quoi, père Anselm?

Anselm : Le bonheur, c’est d’être en accord avec moi-même, d’être en paix. On ne peut pas attraper le bonheur, le garder auprès de soi. Quand je vis pleinement le moment présent, et que je l’accepte avec gratitude tel qu’il est, alors je suis heureux à cet instant. Et l’instant d’après, autre chose se présente à moi. Il faut alors que je l’accepte sans pour autant me laisser déstabiliser et sans perdre ma tranquillité.

Simone : Et qu’est ce qui vous blesse ?

Anselm : Je suis blessé quand mes bonnes intentions ne sont pas perçues par l’autre, et que je me sens limité par des visions dogmatiques que l’on cherche à m’imposer. Mais je sais que quand je veux avoir le cœur large, et que les autres ont le cœur étroit, je dois les accepter tels qu’ils sont. Je dois prendre chacun comme il est. Je suis heureux d’avoir appris cette largesse d’esprit de mon père.

Simone : Qu’est-ce qui compte le plus pour vous dans votre vie ?

Anselm : Pour moi, deux choses sont importantes : vivre ma propre vie, et me rappeler que chaque être humain est une représentation de Dieu. Quand je suis assis en silence, je sais que je suis connecté à moi-même. Je ne dois pas prouver que je suis un être spirituel, un intellectuel. Je peux être authentique, et cela compte pour moi. Je considère que nous avons chacun une mission dans la vie. Jésus a donné une mission à ses disciples. Et peut-être que cela n’a rien de spectaculaire, mais je voudrais être quelqu’un qui apporte la paix aux autres. Dans leur âme, la paix intérieure. Et je suis convaincu que tout un chacun a une mission dans sa vie, qu’elle soit grande ou petite.

Simone : Et quelle est votre plus grande angoisse ?

Anselm : Ma plus grande peur c’est de ne plus pouvoir utiliser mes sens, l’ouïe, la vue, de perdre la raison et de ne plus pouvoir écrire. En vieillissant, je sais que c’est un risque, et je suis très reconnaissant pour ma bonne santé. Je réalise que j’ai une vraie peur de perdre l’esprit et les sens – et quand cela m’arrive, je me représente ce moment : comment est ce que cela serait donc, ne plus rien avoir à dire, être réduit à ce que je dégage?

Simone : Parlons de vos rêves, vous avez un grand rêve ?

Anselm : Je n’ai pas de grands rêves. Je n’ai pas la prétention d’être lu partout … non, un grand rêve, je n’en ai pas.

Simone : Et un petit rêve ?

Anselm : Un petit rêve … oui, peut-être … j’aimerais beaucoup que des chrétiens et des non-chrétiens en Chine puissent s’intéressés par mes livres. Ca, ça serait un petit rêve pour moi.

Simone : Espérons qu’il va se réaliser. Merci beaucoup, père Anselm !