Simone: EVA&ADELE est la plus longue performance du monde, cela fait maintenant 25 ans qu’elle dure. Mais est-ce qu’il y a un moment où cette performance s’arrête?
Adele: Non, jamais. C’est un tout. Il y a bien entendu la partie invisible de la performance, quand nous nous préparons pour apparaître comme EVA&ADELE .
Eva: La performance ne s’arrête jamais. La vie et l’art forment une unité, et ce temps de préparation pour devenir EVA&ADELE fait aussi partie de la performance. Tout comme notre temps de réflexion pour de nouveaux costumes. Nous avons d’ailleurs constaté que nos idées parfois assez fantasques ont toujours souvent été copiées par la Haute Couture.
Adele: Dans notre exposition au Musée d’Art Moderne, nous avons 10 plans de costumes qui représentent une chorégraphie complète de ce que nous portons à quelle occasion. Tout est prévu et bien noté d’avance.
Simone: Mais comme nous tous, vous êtes aussi obligé de faire des choses que chaque humain doit faire, des choses très banales.
Eva: J’aimerais citer d’autres artistes: un artiste n’est pas un être humain, il est artiste. Il serait impossible de réaliser cette oeuvre performative sans être artistes à 100%. C’est avec une joie immense, avec un total dévouement, avec tout notre amour, de tout coeur que nous sommes EVA & ADELE. Nous faisons tout ce que fait n’importe quel être humain, mais nous en faisons une oeuvre d’art. Quand c’est nécessaire, nous nous présentons également dans des administrations. Et pour le dentiste, nous avons développé une technique spéciale de maquillage qui fait que la peinture sur notre visage résiste à la procédure. Quand le dentiste fait son travail, et ne serait-ce que de la prophylaxie, nous en sortons exactement pareilles.
Simone: Et est ce que vous avez toujours un quotidien „normal“? Comme par exemple sortir pour faire les courses?
Adele: C’est souvent un assistant qui nous apporte les courses. Notre vie est organisé pour que nous ayons beaucoup de temps pour le silence. Elle très importante pour notre oeuvre. Nous aimons le silence, la solitude, le temps de réflexion dans l’atelier.
Simone: Quand les gens vous voient, comment réagissent-ils?
Eva: C’est très important pour nous de ne pas être perçu immédiatement comme une oeuvre d’art. Quand on souhaite faire évoluer les choses, il vaut mieux avancer un peu masqué, parce que l’impact sur les autres est plus important. C’est une authentique partie de notre vie que nous donnons à voir comme performance. Trop d’informations sur nous et notre art avant même de nous voir, je pense que cela pourrait avoir un effet négatif sur certaines personnes, les décourager. Le mieux c’est qu’ils nous comprennent telles qu’ils nous voient.
Adele: Le directeur du Musée d’Art Moderne de Paris a écrit dans notre catalogue : „EVA & ADELE est l’une des plus belles, des plus profondes performances jamais réalisées par des artistes“. Pour nous, c’est l’un des plus beaux compliments, une vraie fleur qu’il nous ait fait.
Eva: Ce n’est pas évident pour nous de répondre à toutes ces questions qui tournent autour de la réalité. Tout ça est aussi très contradictoire. En tant qu’artistes, nous cherchons à créer le jamais vu, le surprenant, le terrifiant, le réjouissant, tout ce que l’art peut être. Mais d’un autre côté, il y a ces questions que les gens dans la rue nous posent. L’important pour nous est de ne jamais oublier que nous créons une oeuvre d’art.
Simone: Les artistes poursuivent souvent un but précis avec leur oeuvre. Comment souhaitez vous influencer le monde, le changer?
Eva: Nous l’avons déjà changé. Nous en avons fait nous-mêmes l’expérience: les premières années, les réactions des spectateurs ont été assez violentes, même à Berlin. C’était pour nous assez choquant, parce que nous avions espéré qu’il y aurait plus de tolérance, notamment à Berlin. Depuis, l’ambiance a changé, et la couverture médiatique y est pour beaucoup. La tolérance a grandi, non seulement à Berlin, mais partout.
Simone: Une notion qui revient souvent en lien avec votre oeuvre, c’est “FUTURING”. Qu’est-ce que ça veut dire?
Eva: FUTURING est FUTURING est FUTURING. Je pense que lorsqu’on se met à réfléchir, on peut comprendre ce que ça veut dire. L’on pourrait le traduire par „Faire quelque chose d’ultérieur. » Avec cette performance à vie qui transporte l’image d’EVA & ADELE partout dans le monde nous faisons quelque chose d’ultérieur qui vise à donner plus d’espace à la question de l’identité des sexes.
Adele: Je dirais que tout artiste souhaite et croit pouvoir changer quelque chose avec son oeuvre. Nous ne suivons aucun plan. Mais peut-être ce sont les gens eux-mêmes qui changent lorsqu’ils réfléchissent à l’identité, à la liberté, à la beauté, la sensualité et aussi à la gravité des choses. Je pense que notre oeuvre est traversée par une profonde gravité, et cette gravité est présentée avec un sourire. Notre sourire est une oeuvre d’art également.
Eva: Je pense que nous avons pu changer beaucoup de choses depuis que nous avons atterri à Berlin en 1989 en arrivant du futur. Nous pouvons le constater quasiment tous les jours.
Simone: Votre oeuvre, cette confrontation aux gens dans la rue, demande beaucoup de courage.
Adele: Le courage, c’est un mot très important. Nous avons des rencontres vraiment magnifiques dans notre quotidien. Un jour, nous étions assises dans le S-Bahn en direction Wannsee, et une jeune fille vient nous voir pour nous demander „ Vous êtes toujours comme ça?“ „Oui“. Puis elle a dit tout haut dans le S-Bahn „Alors, ça demande un sacré courage!“ Ce mot dit tout haut à la fin de la journée était une oeuvre d’art. Elle a participé à la création de l’oeuvre. C’est un moment de « WHERE EVER WE ARE IS MUSEUM ».
Simone: Et comment est-ce qu’on peut arriver à avoir autant de courage?
Eva: C’est un long chemin. Le courage n’est pas là au le début, il grandit avec le temps. Et ça évolue aussi, il n’y a pas de recette toute faite. Ca dépend des personnes en face, des cultures.
Simone: Vous n’avez pas parfois envie de sortir sans être EVA & ADELE, d’être incognito pour aller au cinéma, à la piscine?
Eva: C’est quelque chose que nous ne connaissons pas du tout. Ca ressemblerait plutôt à un cauchemar pour nous d’imaginer de sortir sans l’art que nous portons sur nos corps, sans la peinture dans nos visage, tel une toile sans peinture. Je pense vraiment que ça serait un cauchemar pour nous.
Adele: C’est comme si on allait enlever les tableaux des murs d’un musée. Nous n’avons vraiment pas ce genre de besoins, parce que nous ne sommes pas des simples êtres humains: nous sommes artistes. Nous sommes artistes à 100% et nous croyons en notre oeuvre. Nous avons assemblé en nous la force pour la vivre, pour la mettre en scène, à l’envers et contre tous. Quand nous avons commencé, la plupart des gens ne nous ont pas pris au sérieux. Mais nous avons tenu bon en nous disant „ Nous y croyons, nous le savons déjà que la voie est la bonne et nous avançons“. Ca, c’est une énergie incroyable, qui est née de notre envie de persévérer avec notre oeuvre malgré les médisances.
Eva: C’est un très grand objectif. Pour l’atteindre, il faut faire des sacrifices. Si tu me demandes aujourd’hui si j’ai envie de participer à la vie quotidienne, d’aller à la piscine, ou de faire quelque chose incognito … Tu sais, nous avons mis de côté toutes ces envies au début de notre oeuvre, quand nous avons décidé de devenir EVA & ADELE. Nous étions deux jeunes artistes, au début de leur carrière. Chacun de nous était de par son éducation et dans son oeuvre un artiste individuel. Pour nous, il a été inimaginable de créer une oeuvre à deux, parce qu’on se sentait bien dans notre oeuvre individuelle. Mais nous avons intégré cette nouvelle situation lors du tournage de l’oeuvre HELLAS. Dans la vidéo, l’on peut y voir l’endroit où nous avons pris cette décision. C’est au pied d’une pente en galets que cette décision larmoyante de devenir EVA & ADELE a été prise, et chaque larme est authentique. Dans cette oeuvre vidéo on comprend que cela n’a pas été une décision facile. J’ai demandé une année de réflexion. Ca a été une décision radicale. Et durant cette année de réflexion, chacun a pu se demander ce que cela impliquait pour lui.
Au même moment, un autre coupe de performeurs très célèbres s’est séparé: Ulay et Abrahmovic. Nous avons compris qu’il ne fallait pas que nous en arrivions là, que nous devions être totalement conscients de ce que nous souhaitions faire. Et nous avons décider de faire de l’art. Pour nous, cette séparation a été une vraie prise de conscience qui nous a permis de mesurer la dimension de notre décision. Alors, nous avons décidé avec de tout coeur de renoncer à tout ça, à toutes ces choses qui constituent la liberté du citoyen lambda. Et si je puis donner un conseil à des artistes, c’est celui là qui est le plus précieux: il faut faire de grands sacrifices.
Adele: Ce qui nous a poussées à devenir EVA & ADELE, c’est que que nous étions, que nous sommes toujours passionnément amoureuses. Et nous voulions à tout prix rester ensemble. L’obstacle c’étaient nos personnalités très extrêmes. Chacune de nous sait très clairement ce qu’elle veut, et nous restons jusqu’à aujourd’hui très combatives. Je me suis dit que pour deux personnes avec des personnalités aussi extrêmes, qui ne seraient normalement même pas capables de vivre ou de travailler ensemble, la seule issue c’est de créer une oeuvre commune pour protéger notre amour. La vision de la question du genre nous a également réunis, il était évident que nous étions au-dessus des limites du genre, que nous nous sentons, que nous sommes hermaphrodites. Nous voulions rendre publique en tant qu’artistes ce que nous avions vécu de manière intime, et ce qui fut pour nous un point de départ pour une oeuvre évidemment abstraite. C’est pour cela que nous avons créé l’oeuvre d’art EVA & ADELE en1991, il y a 25 ans.
Simone: Mais où est le « moi » dans tout ça? Qui est « moi »?
Adele: Nous travaillons pour EVA & ADELE
Eva: Nous soutenons EVA & ADELE
Adele: J’aimerais ajouter: notre oeuvre nous demande autant d’énergie, autant de force, que nos fortes personnalités ont encore grandi. A l’intérieur d’EVA & ADELE nous ressentons un maximum de liberté dans notre relation amoureuse et dans notre processus de création. Je crois qu’il serait impossible pour nous d’être EVA & ADELE sans y mettre le maximum d’énergie. Ca veut dire que nous acceptons d’abandonner la liberté individuelle, certes – mais en réalité, ce n’est pas vrai. La liberté devient plus forte, plus profonde.
Simone: Mais comment ça fonctionne? On efface le « Moi » tout simplement?
Adele: C’est très simple. Plus notre collaboration s’est intensifiée, plus nos personnalités se sont développées. Je pense que le « Moi » est devenu plus fort, mais il n’existe plus. Ce qui existe, c’est le « Nous ». C’est très important d’avoir sa propre opinion, la personnalité de chacune est vraiment là. Mais nous pensons toujours en « Nous ». Comme le dirait Eva « J’ai toujours l’impression qu’Adele est assise sur mon épaule ». Et je me demande toujours « Que dirait Eva maintenant? » Nous prenons des décisions qui incluent toujours l’autre.
Simone: C’est quoi, le bonheur?
Adele: Le bonheur, c’est quelque chose de merveilleux. Il faut avoir de la chance, le bonheur, c’est un cadeau. Et peut-être il y a aussi un chemin vers le bonheur.
Eva: Je pense la même chose. Chacun est responsables pour son bonheur. Il faut être très vigilant, car le bonheur est un invité qui aime venir, mais qui peut aussi partir très vite si l’on n’y prend pas garde. Dans notre art, quand nous terminons une oeuvre que nous considérons réussie, nous avons une sensation de bonheur.
Adele: Je pense que le bonheur, c’est aussi de se réveiller le matin, et de trouver quelqu’un à côté, de lui sourire, et que ce sourire est rendu.